La biodiversité tributaire des valeurs accordées à la nature

Crédit photo © IRD - Christian Lamontagne

Un article récemment paru dans Nature, co-signé par 69 spécialistes des sciences de la durabilité, résume les idées rassemblées par le rapport de l’IPBES sur les différentes valeurs attribuées à la nature. Un des principaux auteurs de ce rapport et cosignataire de la publication, Ignacio Palomo, chercheur en sciences de l’environnement IRD à l’IGE, répond aux questions d’IRD le Mag’ sur ces notions de valeurs de la nature qu’il est indispensable d’interroger pour atteindre les Objectifs de développement durable.

L’intensification de la production, sous pression économique, va souvent à l’encontre de la préservation de la nature, des milieux et de la biodiversité.
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IRD le Mag’ : Quel diagnostic établit le récent rapport de l’IPBES sur les valeurs attribuées à la nature ?

Ignacio Palomo : Le rapport d’évaluation sur les diverses valeurs et la valorisation de la nature révèle que les sociétés se focalisent principalement sur les profits à court terme et les valeurs captées par les marchés, celles associées à la croissance économique. À l’inverse, d’autres valeurs de la nature liées au fonctionnement à long terme des écosystèmes ou aux contributions intangibles de la nature au bien-être humain – comme la régulation du climat ou les bénéfices cognitifs d’être plus proche de la nature –, sont souvent ignorées lors des prises de décisions.

Dans un projet de développement agricole par exemple, les avantages économiques, les emplois et les valeurs liés à la production agricole sont fortement pris en compte. Mais la perte d’espèces dans un tel projet de développement, ou la destruction de sites patrimoniaux importants pour l’identité culturelle, sont moins considérées.
Ainsi, le rapport révèle que sur plus de 50 façons différentes permettant d’apprécier les valeurs de la nature, seules quelques-unes sont intégrées dans la prise de décision, et le plus souvent sans la participation suffisante des parties prenantes.

IRD le Mag’ : En quoi cette divergence entre les façons de percevoir la nature et les règles relatives à son exploitation est-elle délétère ?

Ignacio Palomo : Les règles liées à l’exploitation de la nature sont très diverses à l’échelle mondiale. Au cours des dernières décennies, nous avons vu comment plusieurs pays industrialisés et quelques pays en développement ont réussi à limiter l’exploitation de la nature à l’intérieur de leurs frontières au détriment d’autres contrées, en y exportant leurs impacts environnementaux. En matière de déforestation, par exemple, les pays occidentaux et la Chine sont parvenus à réduire le phénomène sur leur sol, en le délocalisant ailleurs. Les objectifs internationaux fixés pour protéger la nature ne suffisent donc pas à garantir la conservation de la biodiversité et des écosystèmes.

Nous avions déjà de solides connaissances sur la perte de biodiversité liée à la transformation des usages des terres et à la déforestation. Mais, avant ce rapport, on en savait moins sur certaines dimensions sociales de la conservation, notamment celles relatives aux valeurs individuelles et collectives associées à notre relation avec la nature.
Comme certaines de ces valeurs – telle la connectivité entre l’homme et la nature – sont associées à la durabilité, il est important de les comprendre et d’appréhender les rôles qu’elles jouent dans la prise de décision. Ainsi, il est important de rendre saillantes dans les décisions toutes ces valeurs « invisibles » de la nature qui sous-tendent le bien-être des sociétés (régulation du climat, approvisionnement en nourriture, interactions cognitives avec la nature) lesquelles sont bénéfiques pour notre équilibre psychologique, notre bien-être et notre santé physique.

IRD le Mag’ : Quelles sont les voies proposées pour un usage vertueux des ressources naturelles ?

Ignacio Palomo : Premièrement, il est important de savoir clairement pourquoi la valorisation de la nature est effectuée et par qui (peuples autochtones, institutions, gouvernements, industries…), car cela influence fortement les valeurs de la nature qui sont reconnues dans les décisions. Le marché du carbone par exemple a un effet positif en matière d’émissions de gaz à effet de serre mais il faudrait lui adjoindre d’autres aspects, comme l’importance de la diversité des forêts et celle de leur valeur culturelle, pour qu’il soit équilibré. Ainsi une représentation plus large de la société dans les processus décisionnels peut aider à inclure diverses valeurs jusqu’ici négligées. Et ainsi progresser vers la durabilité !

Deuxièmement, le rapport révèle qu’il existe un certain nombre de valeurs profondément ancrées et fortement alignées sur la durabilité : la responsabilité, la protection et la justice, tant envers les autres qu’envers la nature. L’intégration de ces valeurs dans la prise de décision constitue un élément très important du changement transformateur nécessaire pour faire face à la crise mondiale actuelle de la biodiversité.
Pour conclure et résumer, le rapport identifie quatre points de levier centrés sur les valeurs qui peuvent aider à créer les conditions de ce changement : reconnaître les diverses valeurs de la nature, intégrer la valorisation dans la prise de décision, réformer les politiques et les réglementations pour internaliser les valeurs de la nature et modifier les normes et objectifs sociétaux sous-jacents pour les aligner sur les objectifs mondiaux de durabilité et de justice, définis par le Cadre mondial de la biodiversité de Kunming à Montréal en 2022.


Références

Unai Pascual, Patricia Balvanera, Christopher B. Anderson, Rebecca Chaplin-Kramer, Michael Christie, David González-Jiménez, Adrian Martin, Christopher M. Raymond, Mette Termansen, Arild Vatn, Simone Athayde, Brigitte Baptiste, David N. Barton, Sander Jacobs, Eszter Kelemen, Ritesh Kumar, Elena Lazos, Tuyeni H. Mwampamba, Barbara Nakangu, Patrick O’Farrell, Suneetha M. Subramanian, Meine van Noordwijk, SoEun Ahn, Sacha Amaruzaman, Ariane M. Amin, Paola Arias-Arévalo, Gabriela Arroyo-Robles, Mariana Cantú-Fernández, Antonio J. Castro, Victoria Contreras, Alta De Vos, Nicolas Dendoncker, Stefanie Engel, Uta Eser, Daniel P. Faith, Anna Filyushkina, Houda Ghazi, Erik Gómez-Baggethun, Rachelle K. Gould, Louise Guibrunet, Haripriya Gundimeda, Thomas Hahn, Zuzana V. Harmáčková, Marcello Hernández-Blanco, Andra-Ioana Horcea-Milcu, Mariaelena Huambachano, Natalia Lutti Hummel Wicher, Cem İskender Aydın, Mine Islar, Ann-Kathrin Koessler, Jasper O. Kenter, Marina Kosmus, Heera Lee, Beria Leimona, Sharachchandra Lele, Dominic Lenzi, Bosco Lliso, Lelani M. Mannetti, Juliana Merçon, Ana Sofía Monroy-Sais, Nibedita Mukherjee, Barbara Muraca, Roldan Muradian, Ranjini Murali, Sara H. Nelson, Gabriel R. Nemogá-Soto, Jonas Ngouhouo-Poufoun, Aidin Niamir, Emmanuel Nuesiri, Tobias O. Nyumba, Begüm Özkaynak, Ignacio Palomo, Ram Pandit, Agnieszka Pawłowska-Mainville, Luciana Porter-Bolland, Martin Quaas, Julian Rode, Ricardo Rozzi, Sonya Sachdeva, Aibek Samakov, Marije Schaafsma, Nadia Sitas, Paula Ungar, Evonne Yiu, Yuki Yoshida & Eglee Zent, Diverse values of nature for sustainability, Nature, 24 août 2023
https://doi.org/10.1038/s41586-023-06406-9

Contact scientifique local

 Ignacio Palomo, chercheur IRD à l’IGE (IRD/Université Grenoble Alpes/CNRS/Institut national polytechnique de Grenoble/Inrae)

Cet article, rédigé par Olivier Blot, DCPI - IRD, a initialement été publié par IRD le Mag’.