Des transferts aléatoires de masse entre les océans

Des satellites permettent de suivre et d’étudier l’évolution de nombreux paramètres à la surface de l’océan global, comme la température et la salinité, la couverture et les déplacements de la banquise et des icebergs, la composition et la distribution du phytoplancton, la direction et l’intensité des vagues et des vents. D’autres satellites suivent partout sur le globe des paramètres océaniques intégrés sur toute son épaisseur, comme son niveau suivi par les altimètres. Les satellites gravimétriques suivent en outre les fluctuations de la masse des colonnes d’eau océanique (donc de la pression qu’elles exercent sur les fonds marins) en chaque point du globe via leur influence sur la gravité terrestre. Ces instruments fournissent ainsi de précieuses informations sur les marées, les fluctuations des courants, la répartition des eaux déversées dans l’océan par les glaciers et des calottes polaires, et l’évolution du niveau des mers.

Les fluctuations de pression de fond aux échelles régionales (quelques milliers de kilomètres) sont habituellement attribuées au seul impact des vents et de la pression atmosphérique sur la répartition de la masse dans l’océan. Une étude récente (Zhao et al, 2021), basée sur des simulations océaniques turbulentes ensemblistes menées à l’IGE, suggère pourtant qu’une part notable des fluctuations régionales mensuelles de pression de fond est indépendante des fluctuations de l’atmosphère : cette part est aléatoire et naît des tourbillons de méso-échelle, des structures océaniques chaotiques dont la taille est de l’ordre de la centaine de kilomètres.

Une nouvelle étude (Zhao et al, 2023) indique en outre que ces fluctuations aléatoires peuvent atteindre l’échelle de bassins océaniques : la figure 1 montre le premier mode aléatoire de pression de fond, constitué de deux immenses ”lobes” (rouge et bleu) entre lesquels de la masse océanique s’échange continuellement. Les déplacements turbulents des colonnes d’eau entre l’Amérique et l’Antarctique sont en l’occurrence susceptibles de transférer de la masse d’un lobe à l’autre de manière aléatoire à l’échelle mensuelle ; des ondes océaniques très rapides sont alors en mesure de propager en quelques jours ces perturbations locales sur l’ensemble des deux lobes.

Figure 1 : En couleur : premier mode (EOF) quasi-global de variabilité aléatoire de pression de fond, en cm équivalents de hauteur d’eau. Lignes noires : trajectoire théorique des ondes barotropes capables de propager à très grande échelle des fluctuations locales de pression de fond.

Premier fait marquant : les dimensions de ce mode aléatoire excèdent de très loin la taille des tourbillons qui peuvent localement l’engendrer. En outre, les fluctuations aléatoires de pression de fond dues à ce mode de très grande échelle sont d’amplitude significative. La figure 2 montre l’amplitude de ce signal aléatoire par rapport à celui, ”déterministe”, dû à l’atmosphère : ces fluctuations aléatoires peuvent atteindre 50-80% des fluctuations déterministes dans tout l’est de l’Atlantique, et même excéder celles-ci au sud-est du Pacifique. Les transferts de masse entre bassins océaniques ne sont donc pas entièrement contrôlés par l’atmosphère.

Figure 2 : Rapport entre les amplitudes de fluctuations de pression de fond dues au premier mode aléatoire et dues à la variabilité atmosphérique (échelles supérieures à 3°x3°)

Soulignons que ces transferts aléatoires de masse entre lobes n’impactent pas l’océan à l’échelle globale : en moyenne sur la planète, l’évolution observée et prévue de la pression de fond (et du niveau des mers) n’est pas affectée par ces résultats. Ils suggèrent en revanche que les observations gravimétriques et altimétriques régionales contiennent des oscillations inter-bassins dont le caractère aléatoire était inconnu jusqu’alors. En effet, les modèles non turbulents ou non ensemblistes souvent utilisés pour l’interprétation des mesures gravimétriques expliquent essentiellement la variabilité déterministe, directement imprimée par l’atmosphère sur l’océan.

Des études sont en cours pour comprendre plus finement les processus à l’œuvre. Mais l’impact à très grande distance des tourbillons chaotiques dans ces simulations ensemblistes suggère que les fluctuations mensuelles de la pression de fond, donc du niveau des mers, sont partiellement aléatoires à l’échelle de bassins océaniques.

Références :
Zhao, M., R. Ponte, T. Penduff, S. Close, W. Llovel, and J.M. Molines, 2021 : Imprints of ocean chaotic intrinsic variability on bottom pressure and implications for data and model analyses. Geophysical Research Letters. https://doi.org/10.1029/2021GL096341

Zhao, M., R. M. Ponte, and T. Penduff, 2023 : Global-scale random bottom pressure fluctuations from oceanic intrinsic variability. Science Advances. https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.adg0278

Contact scientifique :
Thierry Penduff