À quoi ressemblerait le glacier d’Argentière aujourd’hui si l’atmosphère n’avait pas été impactée par les activités humaines ?

Une équipe de chercheur·se·s de l’IGE et de l’IPSL a réalisé une étude quantifiant l’impact des forçages anthropiques sur le bilan de masse et la géométrie du glacier d’Argentière au regard de la variabilité climatique naturelle. En d’autres termes, cette étude permet d’estimer à quoi ressemblerait le glacier d’Argentière aujourd’hui si l’atmosphère n’avait pas été impactée par les activités humaines.

Figure 1 : Le glacier d’Argentière dans le massif du Mont-Blanc est l’un des glaciers les plus observés de la planète, notamment grâce aux mesures GLACIOCLIM continues depuis 1975. Ces mesures disponibles sur plusieurs décennies font de ce glacier un véritable laboratoire naturel pour l’étude de la réponse des glaciers aux variations climatiques.

Contexte

Le glacier d’Argentière (figure 1) est un site d’observation historique unique qui combine des observations sur une durée de plusieurs décennies de la dynamique du glacier et de son bilan de masse, en particulier grâce aux mesures du réseau GLACIOCLIM géré à l’IGE. Ces observations ont permis une très bonne compréhension physique de ce glacier, tant au niveau de son lien avec les variables atmosphériques que de sa dynamique d’écoulement (voir aussi le Projet ANR Saussure). L’ensemble de ces mesures a permis de calibrer finement le modèle Elmer/Ice développé en partie à l’IGE pour simuler l’écoulement des glaciers, un outil qui a déjà été appliqué pour un grand nombre d’études. Cette nouvelle étude, qui a pour originalité de rassembler glaciologues et climatologues avec un large panel d’expertises, présente une approche physique permettant de quantifier l’impact des variations climatiques sur un glacier à l’échelle locale à partir de scénarios produits avec un modèle de climat global.

Méthodes et résultats

Le modèle de climat global IPSL-CM6 développé par nos collègues de l’IPSL, couplant un modèle d’océan et un modèle d’atmosphère, a été utilisé dans des expériences de détection-attribution sur la période 1850-2014. Ces expériences sont des « ensembles », c’est-à-dire des groupes de simulations avec des configurations strictement identiques, exceptées leurs conditions initiales qui incluent chacune des perturbations infinitésimales, permettent d’étudier la variabilité climatique interne, c’est-à-dire la variabilité liée au caractère chaotique intrinsèque du système climatique.

Plusieurs ensembles d’expériences ont été réalisée, avec des forçages différents : (i) une expérience de contrôle (ctr, forçages fixées au niveau 1850) ; (ii) une expérience avec uniquement les variations de forçages naturels (nat, volcans et activités solaire) ; une expérience avec uniquement la pollution particulaire (aer, pour les aérosols), une expérience avec uniquement les gaz à effet de serre (ghg), et une expérience avec l’ensemble des forçages naturels et anthropiques (hist, le forçage réel du climat depuis 1850).

À 2500 m d’altitude sur le glacier d’Argentière, la figure 2a suggère qu’il n’y aurait pas eu de tendance de température sans impact anthropique (courbes verte et marron), tandis que la simulation historique (hist, courbe bleue) correspond à un réchauffement lié aux gaz à effet de serre (ghg, courbe orange), en partie compensé par un refroidissement induit par la pollution particulaire qui réfléchit partiellement le rayonnement solaire (courbe rose). À noter que le modèle de climat (résolution de l’ordre de 100km) a été soigneusement ajusté à l’échelle locale, en veillant à ce que la correction statistique utilisée respecte la cohérence observée entre précipitations et température et n’affecte pas la tendance climatique de long terme simulée par le modèle de climat.

Ces données ont ensuite été utilisées comme variables d’entrées de simulations du bilan de masse de surface du glacier couplé à un modèle de dynamique d’écoulement pour quantifier l’évolution de la géométrie du glacier en réponse aux différents forçages. La figure 2b montre une étendue du glacier d’Argentière cohérente entre simulation historique et observations en 2014 (courbes noires et bleus), un recul exacerbé pour un climat perturbé uniquement par les gaz à effet de serre (courbe orange), et un front qui redescend jusqu’à la moraine de 1850 en fond de vallée dans un climat fictif qui n’aurait été perturbé que par la pollution particulaire atmosphérique (courbe rose). La courbe verte, d’un climat non perturbé par l’homme, suggère que le glacier aurait reculé sans perturbations anthropiques, mais dans une moindre mesure que dans la simulation historique, avec une épaisseur moyenne supplémentaire d’une trentaine de mètres. Ce retrait naturel correspond à une « relaxation » du glacier à la sortie du petit âge de glace.

Figure 2 : (a) Température simulée avec le modèle IPSL-CM6 et ajustée statistiquement à l’altitude de 2500 m sur le glacier d’Argentière (détails dans le texte) ; (b) observations et simulations de l’étendue du glacier (en 1820, 1850 et 2014).

Les ensembles de simulations ont été utilisés pour étudier statistiquement les variations glaciaires : la date d’émergence du signal anthropique - c’est à dire la date à laquelle ce signal devient statistiquement incompatible avec la variabilité climatique naturelle - se produit en 1979 pour la température de l’air à Argentière, avec un réchauffement qui atteint +1,35 °C en 2014 par rapport à 1850. L’émergence du signal anthropique survient de manière simultanée pour la température et la fonte du glacier. En revanche, elle survient plus tard pour les autres variables liées au glacier, à cause de son inertie de réponse aux variations climatiques : la position du front est encore compatible avec la variabilité naturelle en 2014, tandis que le changement de masse du glacier devient incompatible avec la variabilité naturelle en 2008, environ 30 ans après l’émergence du signal anthropique de température. En 2014, 66% [21% - 111%] de la perte totale de masse depuis 1850 peut être attribuée aux activités anthropiques, un résultat dont les bornes d’incertitude dépendent de la variabilité naturelle estimée ici à partir du modèle climatique IPSL-CM6. La combinaison de l’augmentation de la concentration des gaz à effet de serre et de la diminution des aérosols dans l’atmosphère a entraîné une accélération du recul du glacier au cours des trois dernières décennies.

Conclusions et perspectives

Les synthèses du GIEC publiées dans leur 6ème phase indiquent que les activités humaines sont la principale cause du retrait glaciaire à l’échelle globale depuis les années 1990. Dans cette nouvelle étude, la réponse du glacier d’Argentière aux différentes perturbations anthropiques a été quantifiée précisément, grâce au développement d’une chaîne originale de modèles, du modèle de climat global au modèle fin de l’écoulement de la glace dans une vallée alpine. Cela a permis de monter que 66% de la perte de masse du glacier d’Argentière sur la période 1850-2014 est expliquée par les activités humaines. Plusieurs études ont montré une réponse commune des glaciers des Alpes aux variations climatiques, ce qui suggère que la sensibilité des glaciers alpins aux forçages anthropiques illustrée ici pour le glacier d’Argentière est représentative de celle de l’ensemble des glaciers des Alpes.

À l’heure actuelle, les variations climatiques observées à l’échelle globale ne peuvent pas être expliquées sans les forçages anthropiques. Ceux-ci ont cependant une signature climatique spatialement hétérogène, avec des impacts sur les glaciers qui peuvent varier d’un massif à l’autre. Cela est particulièrement vrai pour la pollution particulaire dont la concentration peut varier fortement d’une région à l’autre tandis que celle des gaz à effet de serre est plus homogène à l’échelle globale. Dans ce sens, il est essentiel de continuer à développer des modèles de climat globaux capables de quantifier la réponse du climat aux forçages anthropiques à l’échelle régionale.

Une perspective future de ce travail concerne l’impact du dépôt de particules sur la surface des glaciers qui affecte l’albédo de la neige et de la glace. Ce processus, qui fait l’objet de nombreuses recherches à l’IGE et au CEN à Météo France, devra être pris en compte pour permettre d’appréhender de manière exhaustive l’ensemble des forçages anthropiques qui affecte les glaciers.

Référence : Léo Clauzel, Martin Ménégoz, Adrien Gilbert, Olivier Gagliardini, Delphine Six, Guillaume Gastineau, Christian Vincent. Sensitivity of Glaciers in the European Alps to Anthropogenic Atmospheric Forcings : Case Study of the Argentière Glacier. Geophysical Research Letters (2023). https://doi.org/10.1029/2022GL100363

Contact scientifique  : martin.menegoz univ-grenoble-alpes.fr