Forage à la Vallée Blanche : c’était il y a 50 ans

On s’active ce mois de juin 1971 au laboratoire de glaciologie à Grenoble, dans la placette exiguë du 2 de la rue Très Cloîtres de l’ancien évêché tout contre la Cathédrale. Le tout nouveau carottier à glace est prêt et l’on rassemble le matériel de forage, le groupe électrogène et les éléments de la cabane que l’on doit acheminer à Chamonix. L’équipe de 7 à 8 personnes part pour une opération de forage, sur le plateau de la Vallée Blanche supérieure à 3600 m d’altitude avec un prototype de carottier « thermique » fait maison. Son principe : une résistance chauffante de 3.8 kW au bout d’un tube de 3m découpe une couronne de glace et s’enfonce dans la glace. Le cylindre de glace (la carotte) pénètre dans le tube et lors de la remontée, des extracteurs (crans d’arrêts) cassent la carotte à sa base et la maintiennent dans le tube. Les carottes de glace attendues documenteront le fonctionnement du glacier. Cette opération est un test grandeur nature pour le matériel, et un baptême du feu pour quelques jeunes thésards qui participent à cette mission.
La durée de la mission est prévue pour deux semaines, mais on sait qu’il faudra composer avec les imprévus d’un prototype, et les impondérables de la météorologie de haute montagne à cette période.
Le refuge des Cosmiques construit tout en bois dans les années 50 pour abriter un détecteur de rayons cosmiques (chambre à bulle) sera utilisé un temps par Louis Leprince Ringuet. Pour l’heure, il servira de base arrière pour l’hébergement de l’équipe. C’est un refuge gardé par Rolland Ribola et accueille les guides de haute montagne et leurs clients, les grandes pointures internationales et les alpinistes aguerris. Il faut dire que le refuge est sur le trajet des grandes courses vers le Mt Blanc et un panorama fantastique est offert : avec la face sud des Cosmiques, la Verte, les Grandes Jorasses, la Dent du Géant, le glacier du Géant, la pointe Helbronner…
Les 1500 kilos de matériel sont acheminés à Chamonix puis montés à L’Aiguille du midi par le téléphérique mobilisé pour l’occasion. Par les tunnels de l’Aiguille on atteint, au bout d’une étroite plateforme enneigée, la benne de service inclinée à 30° dans la pente qui rejoint le rocher juste en aval du refuge. De là, le matériel est chargé sur une barquette tirée avec un skidoo capricieux, sinon à la force du poignet jusqu’au lieu de forage localisé au milieu du plateau. L’acheminement du mât de forage en 2 pièces de 4m, hors gabarit pour la cabine du téléphérique du second tronçon, fut une opération délicate. On l’attache sur le toit de la cabine et Ribola, un « ancien de l’Aiguille » insensible au vertige, surveille le tout, debout en se tenant aux câbles ...
Bien vite le forage commence le 7 juillet et après avoir traversé les 30m de névé poreux, le carottier prend son allure de croisière. Les carottes de glace de 1.5m sont extraites à chaque aller-retour du carottier et l’on reconnait les couches d’été et d’hiver qui se succèdent permettant une datation sommaire. Il ne tombe pas moins de 5 m de neige par an ce qui représente l’équivalent en eau de 3.10m, soit plus de deux fois les précipitations de la vallée. Les carottes étiquetées sont emballées dans des caisses isothermes et acheminées dès que possible pour la chambre froide de Chamonix puis celle de Grenoble. Le 18 juillet, la résistance chauffante du carottier se heurte à la roche à 180.5 m, ça y est on a atteint le fond du glacier ! Un caillou est même emprisonné dans la dernière carotte !
Le trou se remplit d’eau de la fusion de la neige en surface. Cette eau crée quelques courts circuits dans le carottier vite réparé. Avec l’eau, le glacier en profondeur est à zéro degré (le glacier est dit « tempéré ») et les 1 à 3% d’eau qu’il contient favorisent son glissement à sa base. Par opposition, à haute altitude, la fusion estivale n’est pas suffisante et la température du glacier est négative : le glacier est dit « froid » et il est gelé au rocher. Aujourd’hui, avec le réchauffement climatique et les événements extrêmes qui favorisent la fusion de la neige à haute altitude, on s’inquiète à bon escient de la stabilité des glaciers froids perchés qui peuvent partir en avalanche dévastatrice.
Avec cette mission, le carottier construit par Daniel Donnou, un technicien « géo-trouve-tout » sous la houlette de François Gillet, ingénieur, « gagne son ticket » pour d’autres horizons. Mi -juillet, Claude Lorius qui est déjà engagé dans les études de neige en Antarctique, vient de rejoindre le laboratoire de Louis Lliboutry à Grenoble avec son équipe de chercheurs et de techniciens. Lorius se rend sur place accompagné de Marcel Renard des expéditions polaires Françaises Paul Emile Victor. En Antarctique, tout comme au Groenland, l’épaisseur de glace atteint plus de 3000 m et les glaciers sont du type « froid » : les couches de neige s’accumulent presque à l’infini et on peut remonter très loin dans le temps. De plus, comme il n’y a pas de lessivage, les couches de neige gardent leurs propriétés physiques, leur contenu chimique et autre composition isotopique (indicateur de la température à laquelle s’est formée la neige). D’ailleurs le forage de Camp Century (1300m) au Groenland que vient d’analyser le Danois Willy Dansgaard, remonte à la dernière période glaciaire et sur près de 80.000 ans. On en espère autant avec le forage de Byrd en Antarctique (2138m) foré en 1969.
Le traité Antarctique signé en 1961 a gelé les revendications territoriales des Nations et il encourage la collaboration internationale. Le projet international de glaciologie Antarctique (IAGP) est lancé en 1969 et rassemble les Etats Unis, L’Union Soviétique, l’Australie, la Grande Bretagne et la France avec l’objectif d’explorer une partie de l’Antarctique de l’Est qui englobe entre autres la Terre Adélie et les stations de Vostok (URSS) et de Pôle Sud (USA). Les sondages par radar révèlent une épaisseur de plus de 3000 m au Dôme C, voire 3700 m à Vostok. Les glaces des calottes polaires sont de formidables conservatoires naturels d’archives pour les études glaciologiques et de paléoclimatologie : les forages dans les régions centrales deviennent alors un des objectifs majeurs de ces recherches. En même temps, les techniques d’analyses de la glace polaire se perfectionnent partout dans le monde avec la spectrométrie de masse, les mesures physiques et la chimie permettant le repérage des éruptions volcaniques qui, avec les mesures de radioactivité à très bas niveau contribuent à dater la glace.
Le carottier de Donnou, est donc envoyé à Dumont D’Urville en Terre Adélie fin 1971. Le forage ne dépassera pas la profondeur de 30m : le glacier est à -20°C et tout gèle, mais l’équipe revient à Grenoble enthousiaste avec, à nouveau, plein de nouvelles idées. Deux ans après, l’équipe repart en Terre Adélie avec une nouvelle version qui atteindra le socle rocheux à 305 m de profondeur. La route pour le Dôme C est alors ouverte. Avec le support des avions de la NSF américaine dans le cadre du projet IAGP mené par Lorius, l’équipe de Donnou réalisera un forage de 905m au Dôme C en 1978. La carotte de glace décrit le climat des 30.000 dernières années, couvrant la dernière glaciation qui culminait il y a 18.000 ans.
En 1980, Robert Delmas et ses deux thésards en chimie : Jean Marc Ascencio et Michel Legrand, mettent au point la technique pour mesurer le CO2 contenu dans les bulles d’air, échantillon d’atmosphère passée et emprisonné dans la glace. Dans les carottes de Dôme C déposée lors de la période glaciaire la teneur en CO2 apparaît 50% plus faible par rapport à celle formée dans la période chaude qui suit, démontrant ainsi la modification du cycle du carbone avec le climat. La glace antarctique révèlera plus tard l’importance du CO2 par son effet de serre qui lui est associé, dans les changements de climat du passé. Et si nos activités humaines continuent d’émettre massivement du CO2 (plus 37% de CO2 dans l’atmosphère en 2020 par rapport à 1850) le réchauffement climatique de la terre ne peut être qu’inéluctable.
Depuis, d’autres carottiers ont vu le jour avec de grands projets internationaux de forages pour les études des climats passés. La relation gaz à effet de serre et le climat a été étendue à d’autres gaz (méthane) et d’autres éléments chimiques (aérosols) de l’atmosphère passé avec des enregistrements qui sont des références : Vostok sur 150.000 ans (en 1987) puis sur 400.00 ans (en 1999) et à ce jour sur 800.000 ans avec la carotte Epica (forée au Dôme C). Avec le projet Européen « Beyond Epica » en cours à la station Franco-Italienne de Concordia en Antarctique, la communauté scientifique internationale espère un enregistrement qui s’étende sur 1.2 millions d’années !

Auteur : J.R. Petit - 09/07/2021
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